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BIPOLAIRES 64/40

Rester zen: s'accepter mais aussi s'oublier

MALGRÉ LA MOROSITÉ AMBIANTE, LES FRANÇAIS ASPIRENT À UNE NOUVELLE SAGESSE. L'EXPRESS A RECUEILLI LES PISTES PROPOSÉES PAR CHRISTOPHE ANDRÉ, PSYCHIATRE, POUR LUTTER CONTRE LA SINISTROSE.CHRISOPHE 

 

Rester zen, par Christophe André: "S'accepter, mais aussi s'oublier"

 

Christophe André défend un "égo tranquille et apaisé".

 

Lea Crespi / Pasco

 

 

Par temps de crise extérieure, nous avons besoin de solidité intérieure : si le regard que nous portons alentour se révèle inquiétant et insécurisant, c'est en nous-mêmes que nous devrons trouver les ressources pour nous rassurer et nous motiver. D'où l'importance, bien connue en psychologie, d'un bon rapport à soi : positif sans être irréaliste, amical sans être complaisant. Ce rapport à soi, bienveillant, lucide et exigeant à la fois, c'est ce qu'on appelle l'estime de soi. 

 
 

Il ne s'agit pas d'une idée nouvelle. Montaigne parle dans sesEssais de l'"amitié que chacun se doit". Descartes note, dans son traité Les Passions de l'âme : "Et nous pouvons ainsi nous estimer ou nous mépriser nousmêmes." Cependant, l'estime de soi n'était pas une dimension de personnalité capitale dans les sociétés traditionnelles, car ces dernières étaient des "sociétés de la place", stables, voire figées. Il n'y avait guère de rang social à conquérir ni de compétences à démontrer : on y restait à sa place, quelle que soit sa foi en soi. 

Avec l'arrivée, au XIXe siècle, des sociétés modernes, de leurs mobilités sociales, géographiques, professionnelles, de leur urbanisation galopante, il devint fondamental pour les individus de savoir se vendre, convaincre, s'imposer à des inconnus. Il devint nécessaire de prouver aux autres sa valeur, pour séduire employeurs, conjoints, amis, voisins, là où autrefois chacun connaissait chacun depuis le berceau.  

Au moment des années 1960 et de la grande explosion des revendications de l'individu par rapport au poids normatif de la société, le phénomène s'amplifia : l'affirmation de soi, de son identité, de ses compétences devint la nouvelle norme; et la nouvelle contrainte... Dans les années 1970 et 1980, les psychologues théorisèrent le concept d'estime de soi, recherches et publications à l'appui. 

Winner ou raté

Ces années furent aussi celles de la célébration stupide de la performance, des challenges et autres défis à relever, qui permit aux personnalités à gros ego, comme Bernard Tapie ou Jean-Marie Messier, de parader et de se poser en modèles. Si on n'était pas un winner, on était un minable. Nul mieux que Michel Houellebecq, dans son roman Extension du domaine de la lutte, n'a décrit les dégâts causés par de telles injonctions : "De nos jours tout le monde a forcément, à un moment ou à un autre de sa vie, l'impression d'être un raté." 

Car l'atterrissage fut brutal. Les crises économiques et financières nous rappellent qu'une haute estime de soi n'est pas à elle seule la clef du succès. Les recherches actuelles montrent une épidémie inquiétante d'excès de narcissisme, cause de souffrances individuelles (stress, frustrations et déceptions) et collectives (incivisme et communautarisme, qui n'est que le narcissisme d'un groupe social replié sur lui-même).  

On comprend désormais que l'autovalorisation systématique et irréaliste est aussi dangereuse qu'inefficace, et qu'il est important de cultiver un sentiment de valeur personnelle déconnecté de la performance sociale. L'acceptation réaliste de soi est désormais la clef de l'équilibre intérieur. La nouvelle valeur est le "quiet ego", l'ego tranquille et apaisé, qui vise l'harmonie plus que la performance, la collaboration plus que la compétition, le bonheur plus que la réussite, l'humilité et l'engagement plus que la fanfaronnade qui tourne en rond. 

L'avenir de l'estime de soi, c'est l'oubli de soi ! Pas l'abandon ni le mépris, l'oubli : après avoir pris soin de soi avec tendresse et respect, se tourner vers les autres et le monde qui nous entoure. Où il y a beaucoup de travail à accomplir... 

Christophe André est psychiatre à l'hôpital Sainte- Anne, à Paris. 





26/05/2014
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